Forme spéciale de répétition, la récapitulation, propre à Jésus-Christ, mérite une attention tout à fait particulière.

Introduite par Saint Paul dans lÉpître aux Éphésiens (1,10) :

 

Récapituler toutes choses dans le Christ

 

(cf., aussi, Rm 13,9 et Col 1,18) ; et élevée au rang de notion décisive par Saint Irénée, fondateur de la théologie, elle se rend, dans loriginal grec, par le mot anakephalaïôsis, terme technique renvoyant au livre ancien.

En effet, le mot fait référence au rouleau ; et indique lacte den enrouler le « volume » volumen, biblion  à la fin de sa lecture.

 

* * *

 

Évangile selon Saint Luc,

ch. 4, versets 17-21



Et il parvint à Nazareth, où il avait grandi.
Or, le jour du Sabbat  comme à l’accoutumée il entra dans la synagogue ;
puis se leva pour faire la lecture.
Il lui fut donc remis un rouleau du prophète Isaïe.
Et ayant déroulé ce rouleau
il retrouva le lieu où c’était écrit :

« L’esprit du Seigneur est sur moi :
c’est pourquoi Il m’a oint
pour apporter aux pauvres une bonne nouvelle ;
Il m’a envoyé
annoncer aux captifs délivrance
et aux aveugles, la vue ;
renvoyer rétablis les accablés,
annoncer la grâce d’une année du Seigneur. »

Puis, ayant enroulé le rouleau et l’ayant rendu à l’intendant,
il s’assit.
Les yeux de tous, dans la synagogue
étaient rivés sur lui.
Alors il commença à leur dire :
« Aujourd’hui, cette écriture s’est accomplie dans vos oreilles. »

 

 * * *

 

Le chapitre 4 de lÉvangile de Luc nous présente Jésus en train de dérouler, puis d’enrouler un rouleau dans la liturgie de la lecture synagogale, haphṭarah.

 

Limage devient figura anthropo-biblique, du plus haut intérêt pour le lecteur de lÉcriture.

 

En effet, anakephalaïôsis signifie, à la lettre, remontée-vers-la-tête : *ana-, « vers le haut », ou « une deuxième fois », plus létymon de *kephalê, la « Tête ». Le mot indique, de toute évidence, lacte de faire remonter le corps du volume vers son commencement, le principe, sa « tête » : la titulature qui  dans lusage ancien  nest, par ailleurs, que lincipit du texte (e.g. : Shemoth, « Noms » pour le livre dExode).

La circonstance est dautant plus significative que le même usage se retrouve en hébreu : cf. reʾshith, « commencement », de roʾsh, « tête », pour dire le début dun livre. Son emploi se fait donc crucial au commencement de Genèse ; jusquà faire, de ce commencement, le premier point dincandescence de l’Écriture, car le principe de la Bible, ou sa « tête » est le mot de « principe », ou de « tête » :

 

Dans len-tête ― au Commencement,

Dieu créa le ciel et la terre.

 

La métaphore anthropomorphique appliquée au livre comme objet matériel : aux parties de son corps et aux opérations qui le concernent se réitère, puis samplifie dans lhémisphère occidental.

En latin, le mot principium est parallèle à princeps et renvoie à *prim<um> caput, le « Chef » ou la « Tête » ; en grec, le mot kephalaïon, présent en anakepahalaïôsis renvoie, plus précisément, aux « chapitres » : kephalaïacapitula, « petites têtes » du rouleau, dont la Tête est le principe.

De même, dans les langues néolatines, le locuteur est habitué à parler de frontispice, de côte, de pied de page, den-tête, persistant dans la même métaphore biblique. De toute évidence, le livre est comme un homme : comme lhomme, son « corps » est pourvu de tête, de pieds, de côte, de front, senroulant et se déroulant autour dun « nombril » : grec omphalos, latin umbilicus, disant la branche centrale normalement, en bois autour de laquelle un livre senroule et se déroule.

La Bible elle-même comme figura Christi : voilà limage de Paul pour parler du Messie ; voire, plus précisément, de sa relation avec le peuple, ou plus précisément encore de son corps mystique, l’Église : ekklêsia, qahal, yaḥad  convocation des membres du corps mystique du Christ reconnaissant sa voix à lappel de la Parole. Lacte d’incorporer le peuple dans la personne du Médiateur est figuré, chez Paul, par le truchement dun livre, remontant vers sa tête en conclusion de lecture ; tout comme, à Nazareth, lors de ce shabbat dans lequel la lecture fut « faite » par Jésus, prétendant que ce jour même lÉcriture sétait accomplie « dans les oreilles » du peuple.

 

Limage dun corpus revenant vers sa Tête remontant en arrière et ascendant vers son principe contient ultérieurement, dans lhémisphère occidental, une allusion au labyrinthe et une autre aux controverses de lembryologie antique.

En effet, la forme originaire du labyrinthe est la spirale, spira mirabilis, générée par une croix :

 

 

 

 

à linstar d’un rouleau s’enroulant autour d’un centre, qui n’est pas autre chose qu’une branche en bois : omphalos, umbilicus, ou  dans le judaïsme  ʿetz ḥayyim, « arbre de vie » ; tissant un lien ultérieur entre lArbre du Jardin des Délices et la Croix.

Lacte initiatique, sacrificiel par définition, dentrer dans le labyrinthe en y plongeant jusquau coeur, puis den émerger en remontant vers larrière du centre à la surface, est donc réitéré à chaque ouverture du Livre : cette remontée coïncidant, en Luc 4, avec le retour de Jésus à Nazareth, bouclant la boucle de son propre chemin dinvestiture par la proclamation de sa messianité dans le lieu même de son propre départ.

En effet, pour lembryologie antique, tout déploiement en spirale réitère lacte par lequel le foetus vient à la vie dans le sein de sa mère, les membres de son corps se tissant autour d’un centre : à partir du coeur, selon les visées polémiques dEmpédocle et Épiménide ; en partant du nombril, selon la tradition vénérable de loracle de Delphes.

Traduire anakephalaïôsis tout court par « récapitulation » est donc insuffisant et nécessite une glose. Alors que la notion moderne de la ‘récapitulation’ est décapitée, et renvoie à un « résumé » purement horizontal, consistant, somme toute, à retracter dans ses « chefs » – per summa capita : dans les titres de ses chapitres – la substance distendue dans le corps d’un argument, la notion biblique de l’anaképhalaïôse, sans laquelle Paul demeure inaccessible, culmine par l’ascension d’un retour dans la tête, grâce auquel la substance du Livre : l’« Avec » du corps mystique remonte vers sa Tête, le Visage du Christ.