Il est regrettable que Georges Dumézil, en quête de l’ubiquité du mythe indo­européen, n’ait jamais pris en compte les Évangiles synoptiques.

Il est aussi regrettable que Louis Dumont – qui a fourni, aux idées de Dumézil, une mise au point à qualifier de mémorable – n’ait jamais fait autant avec le texte de Saint Luc.

Le premier aurait trouvé, dans le texte des Synoptiques, une belle pièce d’appui à ses idées sur la société « trifonctionnelle ».

Le second aurait trouvé, dans l’Évangile de Saint Luc, une confirmation de l’existence d’une alternative quant à la primauté dans le système des castes.

* * *

Il est vrai, d’autre part, qu’ – une fois pris en compte – il n’est pas aisé de ménager les Évangiles.

Ils bouleversent nos plus claires évidences.

Il en va pour les castes comme, déjà, pour la littérature : Erich Auerbach justifiait sa reconsidération de la totalité de la littérature occidentale par l’aveu que les Évangiles minent tout genre littéraire.

Aux Synoptiques est connue la ‘trifonctionnalité indo-européenne’ (euphémismes mis à part, le système des castes) : ils en livrent la filigrane dans l’épisode célèbre des tentations de Jésus au désert.

Ils contestent, par conséquent, le domaine ‘indo-européen’, isolé à des fins idéologiques.

Les Évangiles contestent – en d’autres mots – la décision d'arrêter la comparaison des cultures ; et invitent à  aller au-delà de l’idéologie indo-européenne.

 

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Étant donné que littérature comparée, anthropologie et histoire des religions se défendent de rendre service, le chercheur en est réduit à frapper chez les poètes.

C’est bien chez Dostoïevski que les tentations du Christ font l’objet de quelques pages à compter parmi les sommets de la littérature de tous les temps.

Si jamais il y eut sur terre un miracle véritable et éclatant, ce fut en ce jour-là, le jour des trois tentations. Du fait même qu’elles furent posées, ces trois questions constituaient un miracle. Supposons – par simple hypothèse – que ces trois questions de l’esprit redoutable fussent disparues, sans trace, des livres. Que – donc – il fallût les reconstruire, les penser et les formuler derechef afin de les remettre, à leur place, dans les livres. Supposons qu’, à cette fin, l’on rassemblât tous les savants sans exception de la terre : gouvernants, hommes d’église, érudits, philosophes, poètes, afin de leur assigner justement cette tâche : « Imaginez, proposez trois questions non seulement à la hauteur de l’événement, mais encore capables d’exprimer en trois mots – en trois propositions sorties de bouche d’homme – toute l’histoire à venir de l’humanité et du monde ». Crois-tu donc que la sagesse réunie de la terre serait à même de concevoir quelque chose de comparable, par force et profondeur, à ces mêmes trois questions qui, au désert, Te furent adressées par l’esprit intelligent et puissant ? Dans ces trois questions est comme résumée et prédite toute l’histoire à venir de l’humanité : les trois archétypes sont livrés grâce auxquels prendront forme toutes les contradictions irrésolubles de l’histoire humaine sur terre… Quinze siècles révolus, nous voyons aujourd’hui que, dans ces trois questions, tout a été à tel point prophétisé et prédit, qu’il s’avère désormais impossible d’y ajouter, ou soustraire, quoi que ce soit.

 

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La lecture systématique de l’épisode est déjà connue au iie siècle par ce géant qui est Saint Irénée de Lyon :

Récapitulant toute chose, Jésus récapitula aussi le combat contre notre ennemi.

Elle remonte, en effet, jusqu’au bout de la chaîne : à la lecture de l’épisode par Saint Luc (4, 13).

Ayant parachevé la totalité des tentations, le diable s'éloigna de lui.

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Quant à la nature de chaque tentation, la vision dostoïevskienne est moins satisfaisante.

Ensemble, les trois tentations forment un système. Mais quelle est la logique qui construit ce système ?

Ivan Karamazov la décèle, en négatif, comme la négation de la liberté chrétienne.

Nous avons corrigé Ton œuvre, dit le grand inquisiteur au Christ, et l’avons fondée sur le miracle, le mystère et l’autorité.

Bien suggestive, cette tripartition demeure, néanmoins, insatisfaisante. Chaque tentation exige, en effet, miracle, mystère et autorité pour avoir lieu.

Le système, chez Dostoïevski, est envisagé en perspective : à la place du Christ sont considérés les chrétiens, à la place de l’adversaire le grand inquisiteur. D’où un paradoxe assez surprenant.

Déplacer l’attention sur le christianisme – et ceci au nom d’une perspective inspirée par Jésus – conduit à oublier ce qui justement appartient à Jésus. À négliger sa dimension messianique. À adultérer la nature des tentations.

Avant de porter atteinte à la liberté de l’homme, les tentations portent atteinte au Christ, qui l’établit.

La familiarité des sciences humaines avec les rouages des sociétés traditionnelles permet, en effet, de reconnaître dans les tentations le système, et la progression, d’une société hiérarchique.

Comme l’ont illustré Dumont et Dumézil, la structure du système des castes est basée sur la division des hommes en trois natures.

Ce sont bien – en dernier – les ‘États’ de l’ancien régime.

Trois tentations, trois fonctions, trois castes : abondance, sacré, pouvoir. La reconnaissance de cette structure permet la compréhension des tentations comme système.

Ensuite, le conflit entre auctoritas et potestas quant à la primauté dans la tripartition (auctoritas : prestige social ; potestas : pouvoir politique) explique l’intervention que Saint Luc a effectuée sur la progression déployée par Saint Matthieu.

Pour qui – à l’intérieur de l’Empire romain, voire sorti d’Égypte, Lieu de l’Enfermement Double – se voyait adressé le message des Évangiles, l’allusion devait être transparente.

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Suivons, pour commencer, la version de Saint Matthieu.

Jésus sort de la rencontre avec le Baptiste pleinement investi de la dignité messianique. Au bout de quarante jours passés dans le désert, ayant jeûné, il éprouve la faim.

C’est à ce moment que l’adversaire se manifeste.

Il lui demande de répondre à cette faim en transformant les pierres en des pains. Puis, il le transporte sur la faîte du Temple afin de lui faire évoquer ses serviteurs célestes. Finalement, il lui montre le monde pour lui en donner le règne s’il se prosterne devant lui.

Jésus se défend de cette triple tentation, consistant à lui suggérer une identité sociale à travers les mécanismes du sacré traditionnel.

Abondance matérielle, gloire hiératique, voire le pouvoir sur toute la terre : voilà la sainteté selon le tentateur.

La tentation conjugue le messianisme juif selon l’idéologie d’une société divisée en castes : appliquant l’élection messianique aux fonctions traditionnelles de la prospérité – caste des travailleurs  ; de la sacralité – caste du sacerdoce – ; puis du pouvoir – caste des guerriers. Parcourant dans l’ordre – du bas vers le haut – les articulations d’une société traditionnelle.

Saint Luc intervertit l’ordre des tentations afin de permuter la relation de primauté entre les deux fonctions supérieures. Demeure à la base l’abondance matérielle ; mais le déplacement du sacerdoce en dernier reflète l’alternative d’une société hiérarchique (grossièrement définie ‘théocratique’). Cette société, enseigne Dumont, est fondée sur la distinction entre « prestige » et « pouvoir ». Là-bas, l´autorité du sacerdoce prime sur l´exercice du pouvoir politique.

La variation introduite par Saint Luc est, d´habitude, expliquée par l’importance que la Cité sainte : Jérusalem avec son Temple, recouvre à ses yeux. Mais la reconnaissance d’un état de fait n’explique pas le pourquoi de cet état. Pourquoi, pour Saint Luc, Jérusalem est centrale ? Parce qu’il s’agit de la Cité sainte. Donc parce qu’elle est le centre de la révélation du Christ : le lieu du renversement messianique de la conception de la royauté.

Abondance-sacré/pouvoir : l’ordre différent révèle deux solutions quant à la suprématie dans une société humaine.

L’adversaire reconnaît la suprématie du Christ : la tentation consiste à lui suggérer toutes les possibles interprétations qui la nient.

* * *

Que Saint Luc, variant sur Saint Matthieu – et, sans doute, sur leur source commune – ait présent à l’esprit un modèle hiérarchique, est confirmé par la lettre du Notre Père.

C’est là que l’Évangeliste introduit une prière dont les tentations sont l’exacte inversion (11,2-4).

« Que Ton Nom soit sanctifié ;

« Que Ton Règne vienne ;

« Donne-nous, chaque jour, notre pain quotidien. »

 

Saint Luc introduit un renversement de paradigme se reflétant dans le Notre Père à la fois et dans le système des tentations. Elles singent le Notre Père, et le récitent à l’envers.

D’autre part, ces tentations constituent une inversion non seulement dans l’ordre des trois fonctions (que le tentateur présente par le bas, car à l’autre bout, évidemment, il y a le Nom). Elles constituent l’inversion du Notre Père car, dans ce qui manque, se révèle la clef, la raison profonde du bouleversement.

« Père,

« Que Ton Nom soit sanctifié,

« Que Ton Règne vienne ;

« Donne-nous chaque jour notre pain quotidien. »

 

Au système des tentations manque le Père, qui donne un sens à la prière du Christ.

* * *

Ce que le tentateur insinue à Jésus-Christ est, si j’ose dire, la lecture du Notre Père que je donne chaque jour de ma vie. Que mon nom soit sanctifié, que mon règne vienne, que ma volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

Si j’efface la parole : Père, la prière se transforme et s’inverse en tentation.

Avant de porter atteinte à la liberté de l’homme, le système des tentations porte donc atteinte au Christ. À sa liberté, qui est relation au Père.

* * *

La nature des tentations comme atteinte à cette relation devient évidente dans les réponses de Jésus. Le fil conducteur de ses trois réponses s’avère différent soit du Notre Père, soit des tentations.

Jésus réplique avec trois citations qui forment, elles-mêmes, un cadre cohérent. L’élargissement du domaine de la comparaison permet pour la deuxième fois – en direction d'Israël – la confirmation de la méthode ainsi que de nouvelles acquisitions.

Jésus ne s’appuie pas sur le Notre Père, qui n’a pas été formulé encore ; mais – bien évidemment – sur trois passages de l´Ancien Testament.

Plus précisément, sur trois passages du Deutéronome (8,3 ; 6,16 ; 6,13), où il est toujours question de la mémoire de Dieu.

Pour la deuxième fois dans les répliques du Christ, l’ordre des tentations est dénoncé comme un parcours à l’envers de la foi : en ce cas-ci, de son noyau judaïque.

Jésus répond à l’insinuation par la fondamentale profession de foi juive : la mémoire deutéronomiste d’YHWH. La proximité de ces trois passages au Shema‘ Isra’el – prière juive par excellence – nous conduit à la conclusion qu’il lit les tentations telle une atteinte à la foi judaïque.

Shema‘ Isra’el uni au Notre Père : la tentation vise, en un seul coup, les foyers de la Première et de la Dernière Alliance. Identités juive et chrétienne sont – au désert – doublement unifiées : par les tentations, par leur renonciation.

Les bois de la croix clouent l’horloge de l’histoire : à l’alternative, jadis posée au désert, elles enlèvent toute échappatoire. Toute tierce solution. Tout « pilatisme ».

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Si le Christ se défend de déclarer sa primauté selon la vision du monde tel qu’il est, il est force majeure de conclure que, pour cela même, il renonce à toute identité reconnue. Qui est donc Jésus par rapport aux autres hommes ? Quel est le rôle qu’il se réserve ? Le refus des tentations lui soustrait tout appui dans l’organisation sociale de ses frères. Il reste, ainsi, sans identité apparente : c’est bien cette faiblesse qui implique la Croix. Saint Luc est explicite : le diable se retire, mais jusqu’à l’avènement de l’occasion plus propice.

Et le diable séloigna de lui jusquà loccasion plus propice.

À partir de ce moment, la révélation du Christ procède sur un terrain littéralement invisible à une logique de type anthropologique, voire au projet d’une auto-divinisation de l’homme. Si ce n’est ni un homme-médecine, ni un roi des rois ni un dieu, qu’est-ce que le Dieu-homme, Jésus le Messie ?

Se bornant au cadre des sciences de l’homme, c’est quelqu’un qui dépasse l’échelle sociale aussi bien par le haut – en tant que fils de Dieu – que par le bas, en tant qu’hors-caste.

Seulement dans la coïncidence impossible, dans l’identité des extrêmes hors-échelle : dans l’identification de la Royauté messianique avec un supplicié au bois des esclaves, le Christ – Prêtre, Prophète, et Roi – achève la récapitulation de la foi au désert.